Fado
Fado est un roman complet. La trame tient la route et maintient le lecteur accroché
jusqu’à la dernière page. A mi-chemin entre le discours psychanalytique sur la vie intérieure intense d’Anaise-Frida qui rappelle la technique théâtrale de la distanciation si chère à Brecht et un long poème sur la féminité bafouée et la vie des marginaux.
Déjà le texte très visuel me rappelle une chorégraphie de Dayron Napoles executé par Lynda Francois et qui se déroule dans une maison close…ou l’opéra Carmen. La même force émane de ces femmes tour à tour dominées et dominatrices. Et puis il y a Bony, cet aristo des bordels qui refuse de choir, de se rabaisser à transformer sa maison en hôtel de passe. Tout comme ces parrains de Sicile qui refusent de toucher à la drogue et qui se confinent à la « noblesse » des jeux et de la prostitution.
Et puis on n’échappe pas à cette interrogation sur la pesanteur des institutions, sur les dégâts du conformisme. Pourquoi le désir parait-il si fort hors normes ? Pourquoi la femme des fantasmes est rarement celle du couple ? Pourquoi l’homme est toujours potentiellement parti ?
Le roman ouvre une intéressante problématique sur la liberté au sein du couple, sur le droit à la fantaisie et à la découverte infinie des fantasmes de l’autre. Elle est devenue la maîtresse de son mari pour la conquérir et elle a fait la « pute » pour son homme.
Les dogmes chrétiens qui ont colonisé le corps sont en partie responsables des perversions en tuant les fantasmes qui seront récupérés par l’industrie du sexe.
D’où vient que les hommes d’un certain âge sont tentés par l’aventure du « démon du midi »-comme la poussée d’acné chez les adolescents.
Peur inconsciente de la « mort virile » ? Esprit de conquête et de chasse enfoui au fond des âges ?
Les descriptions de la « rue des vandales », le bas-ville de ce Port-au-Prince qui a autant de corridors à histoire.
Rue des Fronts Forts « ki se lè gen dife ou konn konbien kokobe ki te genyen » dit un adage de chez nous ne pouvait pas être mieux choisi pour raconter la vie « dèyè do Dessalines ».
La métamorphose physique qui suit le drame intérieur du personnage procure au texte un souffle kafkaïen qui ne manque pas d’originalité, le drame de l’identité meurtrière chère à Amin Malouf est aussi traité au passage.
Il y a de ces passages qui sont d’excellents morceaux d’anthologie ,d’une rare poésie « les seins qui pleurent des larmes de lait », ce personnage qui a dû être femme dans une autre vie « tant il connaît les cris de mon corps », ou la goutte de sang de la lame de rasoir sur le pubis, suggérant comme dirait Baudelaire « la douleur qui fascine et le plaisir qui tue ».
Et puis ce personnage emblématique de l’empoisonneur est la trouvaille de l’histoire.
Baron ou Sénateur, Mèt Minui ou Dracula, cet empoisonneur illustre bien ce qu’est le roman : la fusion a des degrés divers d’une fiction et d’un mimésis.
Pascal Quignard a utilisé ces ficelles propre au romanesque pour écrire un roman « de sexe , de violence et de débat judiciaire, qui forme comme les mille et une nuits romaines ».
L’univers du roman n’est ni vrai ni faux, il est un ailleurs. N’empêche qu’il transporte nos fantasmes, nos chimères, nos drames d’insulaire par rapport à la mer. Depuis cette périlleuse traversée d’Afrique. Un peu comme Frida et la mer de port à l’écu qui l’a conduit fatalement au meurtre.
« L’œuvre, dit Blanchot, est œuvre seulement quand elle devient l’intimité ouverte de quelqu’un qui l’écrit et de quelqu’un qui le lit ».
C’est un pacte de solidarité entre le lecteur et l’écrivain comme le pense Sartre. C’est ce que j’ai découvert à travers le rythme entraînant d’une écriture qui transforme Frida tantôt en tragédienne grecque tantôt en Catherine Deneuve dans « Belle de jour ».
Roody EDMË – Pétion-Ville / avril 2008
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VOYAGE AU CŒUR DU DOUBLE
Le roman débute sur le son de la voix de Amalia Rodriguez la grande diva du fado. Ce chant triste et profond se fera entendre tout au long du roman et va s’incruster jusque dans l’âme du lecteur. Une rencontre peut changer le cours d’une vie. C’est ce que va apprendre, à ses dépens, Anaïse qui depuis est devenu Frida. L’épouse modèle devient la maîtresse de Bony mais aussi de son ex-mari parti vers Babette qui lui donne enfin un enfant.
Avec son talent habituel, Kettly Mars nous fait pénétrer cet univers a priori austère, mais qui se révèle plein de vie. On y découvre des vies brisées, on y vit des cauchemars, des insomnies mais aussi cet amour étonnant pour son souteneur. Ici Frida consentante n’est absolument pas jalouse des autres femmes de Bony. Cependant arrive une certaine Natacha. Frida attache beaucoup d’importance à cette nouvelle venue qui va rompre « l’équilibre » du groupe. Peut-être que même dans la misère nous tenons à nos certitudes pour ne pas opérer les changements nécessaires. On est prêt parfois à produire le pire pour garder le statut quo même en étant pas satisfait.
Avec Fado, Kettly Mars nous invite à une réflexion sur le couple. Peut-il exister sans enfant ? A l’arrivée de l’enfant son équilibre n’est-il pas remis en cause ?
Kettly Mars avec son écriture parsemée de poésie, le lecteur est amené à explorer un monde intérieur sur nos différentes réactions pour tenter de renaître et comprendre notre être complexe et notre part d’humanité.
L’auteur poursuit son exploration sur le thème du double, le marasa, après son roman L’heure hybride paru chez Vents d’ailleurs avec Fado. C’est son troisième roman après Kasalé. Ceux qui viennent de découvrir Saisons sauvages lors de son récent passage en Martinique en mars 2010 vont aimer Fado à travers cette belle plume de la littérature haïtienne. Vous êtes donc conviés à un petit moment de littérature pour « imaginer le temps sans la trame des heures. Un temps sans échéance, ouvert et accueillant. Un besoin de supposer que tout est autrement »
Jude Duranty – Martinique / mai 2010