Kasalé
Lumière dans les parages obscurs
Le voyageur quittant Port-au-Prince par la route du Sud longe d’abord les abords
deCarrefour, cette Frontière dont l’évocation fait émerger les noms de bordels tristement célèbres : Copacabana, Brisa del Mar, tant d’autres. La Nina Estrellita et El Caucho y célébrèrent, L’Espace d’un cillement, la rencontre de la Caraïbe perdue avec elle-même, se retrouvant dans sa propre différence. C’est dans ces parages obscurs, à l’onomastique cependant si évocatrice des rituels du vaudou, que Kettly Mars déroule l’action de son beau roman. Dans les années 1970, les habitants d’un lakou, regroupement de maisonnettes (des kayes) autour de la présence d’une ancienne, et selon des règles sociales et cultuelles strictes, vivent les dernières tentatives de transmission des cultures populaires, alors que la déstructuration sociale progresse à grand coups de buttoirs. Le roman capte la plupart des thèmes qui travaillent la littérature haïtienne quand elle porte son regard sur la lente décrépitude des paysages et qu’elle inscrit celle-ci dans le destin des personnages : ravinement accéléré par le déboisement, lui-même causant le départ des dieux qui habitaient au creux des grands arbres ; brouillage de l’identité par l’intrusion agressive de l’autre religion ; brouillage des repères géographiques et temporels ; désamour entre les êtres, et violences barbares contre les femmes ; fuite des campagnes, du pays, qui lui-même ne survit plus que par l’aide envoyée de l’extérieur. “Souvent, nous ne savons plus qui nous sommes. Cette ignorance nous fait peur, nous rend méchant”, rappele l’héroïne Sophonie. La présence de l’altérité est au centre de ce roman, comme cette fêlure qui fend la société haïtienne de part en part, d’abord à travers chacun des êtres.
Kettly Mars ouvre le regard du lecteur à la vie quotidienne de ce lakou installé sur l’ancienne plantation Salé : commerces de peu, relations parfois tendues entre les femmes, promiscuité limitant l’espace privé, éducation et surveillance collective des enfants. Un pseudo prêtre catholique assure la présence de la lutte continue contre les “diableries”, mais il est peu regardant. Plus bas, les hommes s’activent à un grand chantier, qui oblige à détourner le cours de la rivière, mais qui assure des revenus pour les marchandes et les cuisinières, Nativita, Altagrâce, Dilia, ainsi qu’aux jeunesses, les prostituées. Sophonie découvre qu’elle est enceinte, alors qu’elle est célibataire, et que l’arbre planté à la naissance de l’ancienne est désormais tombé. Vers les hauteurs, la kay-mistè, maisonnette dédiée aux esprits, s’est effondrée. Il faut que cette maison soit rebâtie. Alors, l’ancienne pourra disparaître, c’est-à-dire rejoindre les siens, ces esprits dont elle a servi les exigences malgré les revers et les obstacles. Dans une langue qui joue de la présence du créole dans le texte, comme le signe d’une insurmontable nostalgie, c’est la transmission d’Antoinette à Sophonie qui se tisse, comme le rassemblement final des protagonistes lors des funérailles signale la fin de cette histoire de nègres debout. C’est un fait notable que ce roman écrit par une femme ne procède pas à un rappel des Pères de l’indépendance, et à une histoire héroïque, comme c’est si souvent le cas dans le roman célébrant la terre d’Haïti. L’enfant que porte Sophonie est engendré par un sculpteur, mi homme, mi esprit et leurs rencontres se déroulent dans des rêves somptueux, dans lesquels il est lui, l’eau, et elle, la terre. Et c’est dans un arrière plan lumineux, une dernière fois, que les dieux reçoivent le don de leur présence à tous les deux, alors que le diable, tonton-macoute violeur et assassin, qui engendre des monstres, est une dernière fois vaincu. Ce roman haïtien montre ainsi combien la posture inquiète et ambivalente de l’hybridité –entre les mondes, entre les temps, entre les histoires, entre soi et soi- est installée dans la scénographie intérieure de cette littérature.
Yves Chemla / février 2008