L’heure hybride
« Cinq heures trente cinq ». C’est par une phrase sans verbe, ni sujet ni complément, le
type de phrase honni par les profs de Français, que débute le beau, très beau roman de Mme Mars. Jean François Eric L’Hermite, le protagoniste de l’histoire, ouvre les yeux. Entre l’heure de son réveil et celle de sa sortie dans la rue – moins de trois heures de temps- le lecteur aura parcouru un sacré périple. Celui d’une vie de petit garçon devenu grand dans le Haïti des Duvalier père puis fils. C’est précisément au cours de cette période où le pays est gouverné par Jean-Claude Duvalier et ses copains, « … la deuxième génération au pouvoir, ceux qui gravitent autour du chef de l’Etat, jeunes militaires, jeunes ministres tout puissants et leurs amis. », que Jean François Eric L’Hermite fait le gigolo à partir d’une certaine heure. Grâce à son nom qui fait bonne famille et son prénom composé, il peut chasser « … dans la société des petits-bourgeois en transfert de classe, (qui) donneraient beaucoup pour s’acheter un nom, pour assurer à leur descendance une nuance plus claire de peau. » Fils unique d’une prostituée Noire, « maman », son unique amour, décédée alors qu’il n’était encore qu’un adolescent et qui, à part le nom et le métier, lui a légué un bien inestimable, la couleur de la peau. Imposteur, il l’est ce Jean François Eric L’Hermite qui a compris très tôt qu’il vit « … dans un monde où les valeurs humaines s’évaluent aux teintes épidermiques et à la frisure des cheveux. » Voilà, c’est dit. La couleur, semble affirmer Kettly Mars, conditionne les relations d’amitié, les amours, le politique et l’économique dans «la première République Noire au monde ». Selon que vous serez clair ou foncé de peau… Certains penseront que ce complexe ne tient plus une place aussi grande, de nos jours, en Haïti. Que nenni ! Dans la petite société port-au-princienne des gens plus ou moins aisés, le préjugé de couleur, comme on dit en Haïti, oriente encore les esprits et les conduites. L’un parmi les nombreux reproches adressés à l’ex-président Jean Bertrand Aristide était qu’il était Noir et…laid. Aussi, le roman de Kettly Mars, quoique se déroulant approximativement dans les années soixante-dix, n’a rien d’anachronique. Le comportement précautionneux de Jean François Eric L’Hermite, un cocktail bizarre fait d’opportunisme, de cynisme et de peur, n’a pas disparu avec la dictature des Duvalier. Au contraire, il s’est enraciné jusqu’à devenir la norme précisément chez « … une classe d’hommes et de femmes obnubilée par le traumatisme colonial au point d’opposer des histoires de couleur de peau aux problèmes profonds qui minent le pays aujourd’hui. » Une classe qui, dictature ou pas, se maintient au pouvoir en Haïti. Vu sous cet angle, L’heure hybride pourrait être considérée comme un récit anthropologique. Et aussi, il ne faudrait pas négliger la place de la prostitution, l’utilisation du sexe, en tant que commerce évidemment ; mais plus terrible, comme protection contre un système totalement abusif, particulièrement envers les plus vulnérables. Ni non plus oublier l’enchantement qu’il y a à écouter, en compagnie de Jean François Eric L’Hermitte, les sons et les parfums qui font passer le lecteur, discrètement, en effraction presque, du monde intérieur du personnage à celui du dehors.
Avec une précision d’horloger (sans jeu de mot aucun), une grâce d’orfèvre et munie d’un scalpel, Kettly Mars dit le moment où couché dans son lit, un homme de quarante ans, regarde filer sa vie, en attendant l’instant où il devra se lever pour aller la remettre en jeu. Autant dire que question forme et fond, nous sommes loin du genre « dentelles et crinolines » de la créolité. Ici tout est dans l’économie. Une économie de langage qui s’harmonise à la vie d’un personnage dont la survie tient au calcul. Avec ce nouveau roman, Kettly Mars assied son talent et affirme une totale indépendance dans le paysage littéraire haïtien contemporain.
Elsie Haas pour la revue Altermondes
21avril 2006