Saisons Sauvages

EROS ET TANAHOS DANS LE MÊME LIT

Saisons Sauvages

Kettly Mars, l’une des plus belles voix contemporaines de la littérature haïtienne (Fado, L’heure hybride), nous offre avecSaisons sauvages un autre de ses romans sulfureux, avec en toile de fond la terreur des années Duvalier.

Nirvah, superbe mulâtresse, est prête à tout pour garder en vie son mari Daniel, révolutionnaire emprisonné dans les horribles prisons de la dictature. Elle va quêter l’aide du secrétaire d’État Raoul Vincent qui, en la voyant, n’en revient pas de l’aubaine. Il la veut pour maîtresse, et il l’aura. «Maintenant la peur couche dans mon lit, je la baise, lui donne du plaisir, je profite de ses largesses. En me soumettant au secrétaire d’État je garde Daniel en vie. Pour le reste, pour demain, je ne sais rien.»

Éros et Thanatos couchent donc dans le même lit. Le sacrifice de Nirvah lui apportera plus de jouissances que prévu, et des souffrances insoupçonnées. Raoul Vincent s’incruste comme un ver dans cette famille, son désir de tout posséder n’épargnera pas les enfants. La plume poétique et impudique de Kettly Mars déborde d’une sensualité exacerbée par le danger et la culpabilité, la transgression entre les classes sociales, le rapport contre-nature entre bourreau et victime. Le tout dans la chaude nuit de Port-au-Prince, qu’on retrouve intacte dans les mots, mais détruite de l’intérieur.

Chantal Guy / La Presse – Montréal – mai 2010
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LA MAÎTRESSE DU MACOUTE

Au début des années 1960, sous le règne sanglant de François Duvalier, le cyclone Flora s’abat sur la capitale : « Port-au-Prince violentée s’est tordue pendant des heures comme une femme en couches, mais elle n’a enfanté que cadavres et désolation.» Un dissident a été arrêté ; sa femme se décide à «frapper à la porte du diable». Il s’appelle Raoul Vincent, secrétaire d’Etat à la Sécurité publique. Il sait que le mari est à la prison de Fort-Dimanche parce qu’il « semait le virus du communisme chez les plus jeunes ». Face à lui, cette séduisante mère de famille comprend bientôt qu’elle n’a que ses armes de femme : « Ma peau, mon corps, mon sexe.»

Kettly Mars suit son héroïne dans sa descente aux enfers. Entre bourreau et victimes, elle répartit clairement les rôles. Mais en adoptant adroitement le point de vue de ses différents personnages, elle scrute toutes les ambiguïtés de la dialectique du maître et de l’esclave ; traque ces moments désolants où l’érotisme se satisfait de ce que la morale réprouve, et les mille manières de dialoguer avec sa conscience.« Saisons sauvages » est un subtil roman féministe et politique, qui plonge en apnée dans un pays où« personne ne meurt de mort naturelle ». La règle y est simple : « Il ne faut même pas chercher à savoir ce qui se passe. C’est la paix sauvage, la paix macoute.» En dévoilant les mécanismes de ce totalitarisme, Kettly Mars confirme la vitalité d’une littérature haïtienne qui, à côté de Dany Laferrière ou Lyonel Trouillot, compte aussi de remarquables romancières.

Le Nouvel Observateur – 4 février 2010